Daniel MARCELLI
Pédopsychiatre, professeur émérite de l’Université Poitiers, ancien chef du service de psychiatre infante-juvénile du Centre Hospitalier Henri Laborit de Poitiers
Ancien président de la Société française de psychiatrie de l’enfant, de l’adolescent et des disciplines associées
De l’ère du soin à l’ère du traitement
« Arrête de me traiter » disent les adolescents. Ils entendent par-là : « Arrête de te moquer de moi, de me maltraiter… ».
Traitement provient de la racine latine « tractus, tractare » qui signifie « traîner, tirer avec violence », là où soin descend d’une racine francique « sunnjôn » dont le sens premier est « être préoccupé par », « veiller au bien être de quelqu’un » comme dans l’expression « être aux petits soins ». On retrouve l’opposition bien connue et popularisée du « care » et du « cure » de la langue anglaise. Par « traitement » on sous-entend en général une action concrète dont le modèle est la prescription de médicaments (des psychotropes en l’occurrence). Tandis que par « soin » on signifie un ensemble de dispositifs dont le modèle reste celui d’une relation dite psychothérapeutique (quelque soit la théorie sous-jacente à cette relation).
Pratiquer un soin psychique signifie recevoir un « patient » pendant 40 à 45 mn et mettre son écoute et son fonctionnement psychique à la disposition de celui-ci. Cette ouverture au discours de l’autre, cette disponibilité psychique est assez fatigante et vite saturée après avoir reçu cinq ou six patients.
J’insiste sur « patient » un terme suranné mais qui convient parfaitement au soin psychique car les deux protagonistes doivent l’un et l’autre faire preuve de patience aussi bien dans la parole que dans l’écoute de l’un comme de l’autre… et de soi-même.
Prescrire un traitement psychotrope engage beaucoup moins le praticien qui, grâce aux échelles d’évaluation et de diagnostic (éventuellement remplie par un collaborateur) peut ainsi prescrire et « traiter » un nombre sensiblement plus élevé « d’usagers », terme préféré par nos administrations hospitalières soucieuses de rendement. Sans compter les profits que les fabricants en retirent !
Dans son dernier ouvrage François Gonon[1] souligne le fait que les grands laboratoires pharmaceutiques ont depuis une vingtaine d’années renoncé à la recherche en psychiatrie faute de marqueurs fiables et de symptômes pathognomoniques dans toutes les pathologies mentales sans exception.
Alors pour « ce concept culturel de la détresse » dit Hikikomori que proposer, un traitement ou un soin ? Bien sûr c’est plus facile quand une « comorbidité » (pour parler le langage du DSM) s’associe, dépression caractérisée par exemple. Dans ce cas l’association soin + traitement semble souhaitable (il resterait à discuter le séquençage : soin d’abord puis traitement, ou traitement d’abord puis soin ou traitement et soin entrepris d’emblée en même temps, etc.). Mais quand ce « hikikomori » est isolé, quel « traitement » pour le tirer, l’ex-traire (« traire » provient de la même racine) de sa chambre ?
Ainsi que le souligne Nicolas Dissez dans une lettre précédente[2], en cas de Hikikomori primaire l’adolescent ou le jeune adulte semble surtout récuser quelque chose de l’ordre de la compétition sociale, de l’engagement en société. Il s’y met en retrait, marginal « enkysté » contrairement au marginal « errant » qu’on rencontrait plus fréquemment jadis. De toute évidence, l’errance, la lenteur, la contemplation, la rêverie, l’attente (la patience !) ne sont pas du goût des sociétés technologiques toujours pressées, toujours actives, toujours en compétition…
Je me souviens d’un adolescent qui, certes n’était pas cloitré au sens d’un Hikikomori, mais il restait le plus souvent chez lui, sortant rarement. Il avait accepté de me rencontrer régulièrement mais ne disait quasiment rien, ne demandait rien pendant les séances faites de silences entrecoupés de propos de ma part où je parlais d’un film, d’un roman, d’un fait d’actualité tout en lui demandant s’il ne s’ennuyait pas ainsi à ne rien faire. Un jour, au bout de 18 mois environ il répondit que le matin, contrairement à ces « moutons » de sa classe qui devaient y aller chaque jour, pour lui chaque journée était une étendue propice à tous les possibles… J’enchaînais aussitôt pour lui dire que « moi aussi j’aimerai bien, comme cela, être totalement libre de tout engagement et pouvoir faire tout ce que je voulais, même si finalement devant toutes ces possibilités, je ne ferai rien… ». Il a souri et quelques séances plus tard il m’a annoncé qu’il s’était inscrit à une formation de moniteur de sport, formation dans laquelle il s’est ensuite engagé. On a arrêté les entretiens peu après…
Le soin nécessite présence, rencontre, écoute et … patience. Je pense que bien des adolescents « hikikomori » attendent cela…