Nicolas Hespel
Directeur du centre scolaire hospitalier rattaché au service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent du la Pitié-Salpêtrière. Enseignant spécialisé auprès d’enfants présentant des troubles psychiques, Nicolas Hespel est aussi un ancien formateur d’enseignants spécialisés et également enseignant référent à Paris auprès de la MDPH.
Cette réplique célèbre de la littérature américaine, de la littérature moderne tout court a été beaucoup commentée. Bartleby (Bartleby the scrivener)(1), cette nouvelle assez fascinante de Melville, écrite dans les années 1850, a fait depuis l’objet de plusieurs traductions, de très nombreuses études, commentaires, dont ceux de Gilles Deleuze, de Daniel Pennac plus près de nous, d’au moins un film (réalisé par Maurice Ronet), et j’en passe …
L’ouvrage se trouvait dans la bibliothèque paternelle, dans une élégante édition du Nouveau Commerce, dans une traduction de Michèle Causse à laquelle je reste fidèle. Je l’ai lu adolescent et il n’a cessé depuis de représenter en quelque sorte un modèle de nouvelle, avec sa concision et sa dramaturgie, concentrée, comme précipitée dans la chute.
Pour autant, dans cette nouvelle, ce n’est pas la chute qui en fait le sel, mais bien plutôt l’énigme que représente son personnage principal, Bartleby, un copiste fort peu loquace, dont l’essentiel des paroles se décline en : « I would prefer not to», « je préfèrerais n’être pas un petit peu raisonnable », « je préfèrerais qu’on me laisse seul ici », …
Le récit est porté par son employeur, homme de loi dont les bureaux sont installés à Wall Street. Et ce narrateur se retrouve pris dans un dilemme moral insondable à l’égard de ce copiste qui abandonne peu à peu sa fonction sociale pour n’être plus qu’un homme insaisissable, un être étrange, un étranger, a-social.
Or, cette métamorphose s’opère ici autour de ce simple énoncé : « I would prefer not to ». Outre le fait qu’en effet, Bartleby ne s’acquitte bientôt plus d’aucune tâche, son propos, condensé dans cette seule formule, laisse totalement désarmé son employeur ou quiconque d’ailleurs le solliciterait. Le lecteur lui-même se trouve désemparé devant le pouvoir considérable de ce simple énoncé. On peut convoquer à bon droit les théories de la pragmatique du langage qui ont montré à quel point les mots font acte (How to do things with words, John L. Austin), et comme performatif, cet énoncé est proprement redoutable, inoxydable pour ainsi dire. Si c’est bien dans son usage, en situation, ici dans le récit, qu’il produit un effet, il n’en produit pas moins pour le lecteur une sorte de vertige qui en a donc fait parler ou écrire plus d’un depuis plus d’un siècle. On peut observer cette nouvelle sous un angle politique, sociologique, sous un angle psychologique ou même psychopathologique. Pour ma part, les notions littéraires mais éminemment politiques développées par le philosophe Mikhaïl Bakhtine (2) me sont d’un certain secours pour tenter d’appréhender ces effets du langage. Bakhtine a développé dès les années 20 en URSS des concepts très puissants pour à la fois reconsidérer les outils de la critique littéraire mais aussi les théories du langage. Sa notion de Dialogisme sous-tend l’idée que le sens n’est pas limité aux bornes de la phrase, à son lexique et à sa grammaire, mais à la possibilité d’une réponse ou d’un commentaire ou de tout autre nouvel énoncé qui l’inscrit ainsi dans un « dialogue », une chaîne ininterrompue de significations.
Bien entendu, tout ceci frise le truisme présenté ainsi, c’est cependant la base d’une théorie extrêmement large de la construction des significations à travers le langage dans son ensemble.
Toujours est-il que ces thèses m’amènent à penser le pouvoir du propos de Bartleby comme résidant peut-être dans l’impossibilité d’y répondre de manière adéquate, que ce soit par le langage ou par l’agir, d’où les atermoiements du narrateur. Toute nouvelle demande se heurte à ce mur, un mur sans ouverture visible. « I would prefer not to … » n’est pas un refus catégorique, un « non » qui susciterait le « pourquoi pas ? », c’est un énoncé qui respecte la forme attendue des relations sociales et ne donne pas prise au conflit ou même à une colère qui ferait basculer les uns ou les autres dans le passage à l’acte, dans la crise. A un moment du récit, il est d’ailleurs remarquable de lire que les différents protagonistes se surprennent eux-mêmes à employer à leur tour cette expression, réalisant ce faisant qu’elle n’est pas leur, qu’elle ne produit pas du tout les mêmes effets sur l’autre et sur eux-mêmes, qu’ils l’emploient improprement pour ainsi dire.
Bakhtine insiste sur la pluralité des voix qui sont portées par les productions tant orales qu’écrites et sur le rôle de l’intonation dans sa fonction sociale, sur le fait qu’elle porte en elle l’expression proprement sociale de l’énoncé, avec ses valeurs, son contexte. Un énoncé pris isolément n’a pas de signification, un mot prononcé avec une intonation expressive prend « tout son sens ». En lisant cette phrase de Bartleby, nous ne pouvons pas ne pas lui accorder une intonation, mais pour ma part, elle est justement relativement « atone », comme privée d’affects ou de sous-entendus, retirée déjà, et davantage à chaque reprise du monde des hommes, elle fait sens en s’en extrayant, comme une ultime aporie.
Peut-être la force de cette nouvelle réside-t-elle surtout dans l’atmosphère générale qui s’en dégage, l’étrangeté de la situation, l’extravagance de certains personnages qui s’efface peu à peu devant le mystère représenté par Bartelby.
On peut y entendre pour notre part un préécho des situations de retrait qui nous préoccupent ici et espérer avec Bakhtine qu’une réponse, un commentaire, une voix, peut néanmoins advenir, qui rendra de nouveau possible une circulation de la parole, une parole qui renoue avec le dialogisme.
Voilà pour une lettre d’automne qui est bien peu une lettre et n’arrive qu’en novembre.
Peut-être eussé-je préféré ne pas la faire …
* Plusieurs traductions ont été proposées à cette courtoise et désarmante négation : « je préfèrerai ne pas », « Je préfèrerais n’en rien faire … », « j’aimerais mieux pas », « je préfèrerai ne pas le faire », « je préfèrerais pas ».
(1) Bartleby, le scribe,traduit de l’anglais – Etats-Unis – par Jean-Yves Lacroix (Allia, 88 p., 6,10 €) ou par Pierre Leyris (Folio-bilingue, avant-propos de Daniel Pennac, 136 p., 5,90 €).
Bartleby, éd. Le Nouveau Commerce, 1976, trad. Michèle Causse. (épuisé)
(2) Tzvetan Todorov, Mikhaïl Bakhtine, le principe dialogique suivi de Ecrits du Cercle de Bakhtine, éd. Du Seuil, 1981.