juillet 2022

Vanité des vanités, tout est vanité. Julien Ortega

Ces mots que la personne en retrait partage avec l’ecclésiaste, je les ai entendus de nombreuses fois. Sous d’autres atours bien-sûr; tantôt d’invective, de dégoût ou de dépit, prenant corps parfois dans les traits d’un contemporain proche ou lointain, mais souvent ce constat que peu importe le sage ou le fou, tous sont voués à la déréliction et en dernière instance la mort. Freud, dès ses premiers écrits, fait allusion à cette précarité fondamentale et constitutive de l’Homme, hilflosigkeit (1). Cette expérience de fin mais aussi de début comme nous l’apprend Freud, nombreux sont ceux qui préfèrent s’en détourner, redoutant les affres de leur propre abîme. Hikikomori, de Komoru : « se renfermer » que l’on entend métonymiquement comme s’enfermer dans sa chambre ou dans la maison doit à mon sens être avant tout entendu comme se renfermer sur soi-même, comme pris dans son propre maelstrom.

 

(1) Dès L’Esquisse d’une psychologie scientifique rédigée en 1895

Jules Verne concluait 20 000 lieues sous les mers par un emprunt à l’Ecclésiaste : « Qui a jamais pu sonder les profondeurs de l’abîme? » faisant, c’est la lecture que j’en propose, œuvre littéraire de ce que nous éprouvons dans cette clinique de la réclusion en nous livrant avant l’heure (mais n’était-il pas un génie d’anticipation?) le capitaine Nemo comme parangon de hikikomori. 20 000 lieues sous les mers dont il acheva la rédaction de son manuscrit en 1869 dans sa « Villa Solitude » retrace les aventures du Nautilus avec à son bord trois naufragés : le Professeur Aronnax, son domestique Conseil et le harponneur canadien Ned Land. Mais avant tout donc la solitude du capitaine Nemo dont l’épaisseur du portrait tient en creux, dans ce qu’il ne dit pas, à commencer par son nom. Nemo, c’est bien sûr l’allusion à la ruse d’Ulysse face au Cyclope à qui il se présente comme Oûtis (Nemo en latin, « personne ») et qui lui permettra d’échapper à sa riposte car « personne lui a crevé l’œil ». Être personne, à la différence d’être quelqu’un, c’est se faire oublier car un objet, fût-il humain, n’existe pas tant qu’il n’est pas nommable. Se tenir en dehors de la nomination et du symbolique, c’est se soustraire au champ de l’autre comme nous le prouve Ulysse et les Cyclopes.

Ainsi, le capitaine Nemo « se passe d’humanité » tel que l’écrit Verne à son éditeur dans sa lettre du 28 mars 1868 ajoutant tout de suite après « il n’est plus sur terre » faisant résonner l’équivoque de ne plus être de ce monde, d’être mort. Mais la mort n’est pas pour Nemo signe de fin, bien au contraire, elle est nécessaire à son existence. Qu’il me soit permis à ce sujet de faire un nouveau détour, pas si lointain, puisqu’il nous mène quelques années plus tard, dans l’ouest américain de 1899 auprès d’un autre célèbre Nemo, celui de Sergio Leone et Tonino Valerii, et incarné par Terence Hill dans Mon nom est Personne. La ruse que propose Personne à Jack Beauregard (interprété par Henry Fonda) pour sauver sa peau, c’est de le tuer. Une mort maquillée dans un duel factice dont seuls les deux protagonistes et le spectateur partagent le secret. Pour tous les autres, et de surcroit ceux qui sont lancés à ses trousses, Jack Beauregard n’est plus de ce monde, enterré sous la magistrale épitaphe homérienne « Personne était plus rapide que lui ». Par ce geste, Personne sauve deux fois Beauregard : il lui permet d’embarquer paisiblement vers le vieux continent tout comme il s’assure de maintenir vivante sa légende à tout jamais.

Le capitaine Nemo, ainsi drapé dans la mort, demeure insaisissable aux vivants. Et ce n’est certainement pas un hasard s’il trouve refuge sous la mer. L’équivoque mer/mère traverse bien entendu tout le roman de Jules Verne dont on peut poursuivre la lecture de sa lettre citée plus haut : « La mer lui suffit, mais il faut que la mer lui fournisse tout, vêtement et nourriture. » Cette mer nourricière et protectrice lui assure une subsistance paradoxale, à la fois frugale et faite d’expédients. Ces deux versants trouvent à s’exprimer chez Nemo heureux sous la mer et amer face aux Hommes. Refusant ainsi leur vain commerce, il mène une vie en dehors de l’humanité tout en maintenant une curiosité aiguë de ce monde qu’il observe derrière le hublot du Nautilus comme nous le rapporte le Professeur Aronnax dans son journal qu’est 20 000 lieues sous les mers. Nous ne filerons ici pas plus loin la comparaison tant il semble que nous puissions déjà là retrouver bien des traits communs aux Personnes hikikomoris.

 « Qui a jamais pu sonder les profondeurs de l’abîme? » concluait Verne sous la plume d’Aronnax, avant d’y ajouter la toute dernière ligne : « deux hommes entre tous les hommes ont le droit de répondre maintenant. Le capitaine Nemo et moi. »