juillet 2023

Oyakodon 親子丼 – Abdou Belkacem

Abdou Belkacem est psychiatre, psychanalyste. Directeur du CMPP Etienne Marcel. Association Centre Etienne Marcel, Paris.

Le symptôme du Hikikomori ne s’explique pas complètement par un seul champ de connaissance (médecine, philosophie, sociologie, psychanalyse…) et cet insaisissable fait l’objet de notre travail à l’association AFHIKI.

Certes, la méthode de recherche clinique par la preuve irréfutable est nécessaire mais elle ne suffit pas, le partage d’expérience est au fondement de notre pratique. Et je soutiens que cette praxis peut avoir la structure d’un mot d’esprit (1).

Par exemple, lors d’une de nos réunions cliniques, le docteur Marie Jeanne Guedj Bourdiau nous a fait part de sa lecture d’un article scientifique dont le titre l’a interpellé.

Cette étude réalisée par le docteur Kato (2) analyse les liens entre le phénomène Hikikomori et l’addiction à Internet. L’auteur a choisi d’employer dans son titre un proverbe anglais « the chicken and egg dilemma for internet addiction and Hikikomori ». Le proverbe anglais en question « the chicken and egg » a son équivalent en français « qui de l’œuf ou de la poule ? ». Dans notre affaire, entre l’addiction à Internet ou le phénomène Hikikomori, qui est à l’origine du symptôme ? Le docteur Kato conclut qu’il n’est pas aisé de mettre en évidence un simple lien de cause à effet entre les deux. Au fond, il s’agit de la question de l’origine et j’y répondrai par un jeu de mot que m’a inspiré cet article.

 

Au Japon, l’œuf et la poule sont mélangés dans un plat classique et fameux appelé Oyakodon qui s’écrit 親子丼 en japonais. Il est fait à partir de viande de poulet mélangée à des oignons, du saké, du sucre et de l’œuf cuit ou baveux. Le tout repose sur un bol de riz chaud. Oyakodon est un plat rapide et facile à réaliser et dont le succès tient aussi au jeu de mot inclus dans son écriture. Les enfants japonais en âge d’apprendre les premiers kanjis (caractères chinois) s’aperçoivent que le mot Oyakodon est constitué de trois kanjis : 親 oya qui veut dire parents, 子 ko qui veut dire enfant, 丼 don qui signifie le bol de riz.

Les enfants jubilent devant leurs parents quand ils saisissent le mot d’esprit : littéralement, dans ce bol de riz, ils sont en train de manger les parents (親, la poule ou le poulet) et l’enfant (子, l’œuf) et c’est délicieux. L’horreur de manger l’autre, cet interdit, est transformé symboliquement par un jeu d’écriture avec la production d’un plus, le rire.

Ce je(u) fait le lien humain. Ainsi, la question de l’origine (du symptôme) n’est plus seulement abordée dans un rapport de cause à effet relevant de logique classique non contradictoire (soit l’œuf, soit la poule ou soit Hikikomori, soit addiction internet).

Mais grâce à la structure du mot d’esprit, il y a passage d’un non-rapport impossible (je ne peux pas tuer ou manger l’autre) à un rapport symbolique possible avec l’autre et relevant de logique hétérogène, c’est-à-dire ni l’œuf, ni la poule ou ni Hikikomori, ni addiction à Internet.

Ni l’un ni l’autre n’explique seul le symptôme, mais globalement les deux sont concernés et mis en continuité. Ainsi, je préfère parler de trouble de l’espace pour expliquer les symptômes aussi bien chez les patients Hikikomori ou dans l’addiction à Internet pour les mettre en continuité. Les patients Hikikomori ont le souhait de réduire leur espace de vie au minimum voire au néant. Parfois, ils vont même au-delà, ils franchissent un impossible et ils se plongent dans un autre espace virtuel dont l’expansion est, à l’inverse, infinie.

Alors pour contrebalancer ce mouvement, il faut le temps. Seul le temps pris par les parents, les soignants, les institutions (école, aide sociale, la justice…) peut aider à restaurer un lieu d’échange avec le patient, et ce, à la mesure même de son refus. L’échange de la parole, le partage des expériences et des difficultés de chacun dans son entourage offriront humblement les conditions telles que si sujet le veut bien, il s’engage à nouveau dans le lien humain.

1. Freud, le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, 1905
2. Kato T.A., Shinfuku N., Tateno M., 2020, Internet Society, Internet addiction and pathological
social withdrawal: The chicken and egg dilemma for internet addiction and Hikikomori. Current
opinion in psychiatry, 33 (3), 264-270.