Mitra Krause. Psychologue. Ithaque, Détours, Strasbourg
Ce jour-là, il est arrivé en ce lieu dans lequel nous étions l’un et l’autre appelés, le visage enfoui sous la capuche de son pull, le corps voûté, tout entier empêtré …
Ce jour-là, il est arrivé s’efforçant d’atteindre le fauteuil en face de moi : « Je suis à l’heure n’est-ce pas ? ». En effet … une voix n’est jamais sans mémoire …
Ce dont je me souviens, face à autant de présence que d’absence, c’est d’une question parfaitement vaine mais qui m’occupait l’esprit : à quel rendez-vous s’était-il rendu ?
Ce jour-là, il est reparti, tout aussi chancelant, empêtré dans ses vêtements informes, sans chercher à croiser autre regard, autre parole …
J’ai pensé : il y a eu rendez-vous, il y a eu rencontre ; rien n’est vraiment fichu, tant qu’il nous reste une histoire à raconter et quelqu’un à qui la raconter …
J’ai pensé : de cet état de souffrance, de retrait, d’absence, il est venu rendre compte, s’assurer de son existence et de sa présence …
J’ai pensé que quelque chose de mon désir à son endroit l’intéressait encore … un lieu de l’autre où il pouvait s’en remettre, se déposer, se reposer …
C’est bien parce qu’un désir mène à croiser l’autre dans un lieu, que quelque chose s’y joue, se crée, et se produit.
« S’abstenir de tout jugement diagnostique relève d’un souci éthique en la matière. La seule position tenable dans cette visée est de faire comme la cigogne, maintenir son pas diagnostic suspendu », (G.H. Melenotte).
Sur quel accord ou sur quel désaccord va-t-on démarrer le soin, le travail, la parole … Sur une négociation ? Sur un compromis ?
A quoi ressemble un jeune en retrait, un Hikikomori ? Autrement dit comment est-il identifiable ? Pourquoi cette question ? Parce qu’elle est aussi bien la sienne que celle des autres ; il incarne en fin de compte un signifiant qui, dans la logique d’un discours, représente et identifie un sujet. Nous entendons très clairement dans la clinique, que ceux que nous rencontrons, se reconnaissent finalement, de gré ou de force en ce signifiant.
Ce repérage de l’autre, des traits prétendument communs, identifie, différencie et stigmatise certains par rapport à d’autres. Repérage qui devient aussi une identification du sujet et donc rend sa position impossible en dehors d’une place assignée et de comportements dans des scénarios répertoriés. Mais l’évidence n’est pas preuve, elle n’est que l’incertitude réduite en un seul point. Le Hikikomori serait-il un effet de discours ? Et si le discours qui le concerne était autre, ne serait-il pas autre ? Tout est affaire de verbe, de mots, bien sûr.
L’attitude, la posture, sont des figures imposées comme un modèle implicite, par des jugements, parfois inconscients ; mais quand les choses rattrapent les mots, il n’y a plus d’espace ; les mots ne veulent plus rien dire à force de vouloir trop dire puisque les dires se trouvent censurés par ces mêmes jugements.
Il est là, en entretien, au lieu d’être ailleurs, se dispense de se mettre à l’abri. C’est dans un après coup que peut se qualifier cette démarche. Qui pourrait s’octroyer le droit de couper le fil qui le relie à sa demande, au nom de quelques conventions qui ont cours ? Seul le temps permettra d’entendre davantage sur ce qui se joue en cette démarche.
Du côté de la psychanalyse, le fond, c’est ce qui anime et produit des effets, en d’autres termes, le fond c’est le désir ; c’est ce qui nous mène vers les points de rencontre et vers ce qui nous tient, à savoir l’inconscient. La forme c’est la manière dont nous travaillons, la rigueur nécessaire pour maintenir un espace et un lieu où la parole puisse trouver une adresse et s’élaborer.
La forme … L’art d’aborder la rencontre, de la rendre possible, qu’elle puisse s’inscrire dans la durée. Il est une illustration célèbre de cet art : celui des mille et un contes déclamés par Chahrzad qui, durant mille et une nuits, ont gardé à distance la mort pour finir au bout du compte par déjouer et éloigner la menace d’une fin imminente.
Ici c’est bien d’art dont il s’agit : nous pouvons imaginer toute la musique que Chahrzad convoque dans sa voix, dans son art de porter le temps et le sens, pour soutenir le récit, pour conjurer sa propre mort, non pas dans un temps qui lui échappe, mais dans un temps qu’elle domine et dont la mort n’est plus l’épouvantable arrêt mais un terme accepté.