février 2023

Les jeunes invisibles et la remédiation cognitive – Elise Lallart

Elise Lallart, psychothérapeute Paris, Dr en neurosciences et psychopathologie clinique, attachée à l’hôpital de la Pitié Salpêtrière, Paris

Le repli sur soi, en rupture avec la vie sociale, n’est pas un comportement nouveau. Celui-ci a même été valorisé dans la littérature où l’on peut citer cette célèbre phrase de Huysmans : « À quoi bon bouger, quand on peut voyager si magnifiquement dans une chaise ? » (À Rebours). En philosophie, Rousseau avec les Rêveries du promeneur solitaire propose une conception du bonheur proche de l’état ataraxique à l’écart d’une société corruptrice et vers un rapprochement de la nature. L’art pictural du XVIII-XIXème siècle met en scène la mélancolique solitude du héros romantique avec Friedrich face à une nature déchainée.

Ce cheminement incontestablement vertueux est une invitation à la jouissance de l’introspection et au déploiement de la pensée détachée de toute influence extérieure ou critique.

Chez les jeunes Hikikomori, l’isolement est poussé à l’extrême et de manière prolongée ce qui les mène à une grande détresse. Ils utilisent souvent les termes « d’échec, de gâchis, de temps perdu » pour décrire leur situation actuelle. Ils se retrouvent piégés dans un enfermement dont la plupart souhaiteraient sortir, mais face à laquelle ils se sentent impuissants, désarçonnés, enlisés. 

Leur rapport à l’espace et au temps est alors modifié, puisque leur espace « réel » est réduit à leur chambre et le temps « réel » limité à l’immédiateté, dépourvu de toute projection future. La perte de confiance en eux est très prononcée et ils évoquent souvent des troubles mnésiques et attentionnels, qui découlent probablement en partie de leur manque de contacts sociaux. Cette dévalorisation démesurée peut les mener à vouloir disparaître socialement corps et âme.  Ces jeunes prennent conscience qu’ils ne se sentent pas à leur place, que ce soit à l’école, dans un cercle social, au travail, et parfois même chez leurs propres parents. Le retrait représente à la fois un refuge, une protection, mais aussi une source de souffrance, et finit par devenir leur véritable prison.

C’est par leur corps absent des espaces communs que leur retrait est exprimé. Ils se voient donc absents et silencieux dans l’espace social ; en faisant disparaître leur présence corporelle, ils deviennent des « jeunes invisibles » de la société. 

Leur désir s’éteint progressivement, leur souffrance est rarement verbalisée, si bien qu’ils deviennent comme anesthésiés affectivement. Un jeune qui ne s’exprime plus, qui vit coupé du monde n’a plus accès à son corps, et ne repère plus clairement s’il est en bonne ou mauvaise santé. Sans le reflet de leur image dans l’autre, ces jeunes vivent une sorte d’absence d’eux-mêmes et souffrent de ne pas se sentir habillés par le costume social. En d’autres termes, c’est l’agentivité, définie comme le sentiment d’être l’initiateur et l’exécuteur de son action, qui est touchée.

Repliés dans l’imaginaire, ces jeunes retranchés s’accrochent souvent à des passions pour maintenir une flamme de vie dans cette obscurité, comme une vestale ; et on est parfois surpris de voir leurs connaissances pointues dans certains domaines très précis, qu’ils n’exploitent pas dans leur vie quotidienne ou bien dont ils ne parlent pas à autrui.

Parler de soi en thérapie peut être une réelle épreuve pour ces jeunes alors même qu’ils sont dans un processus d’évitement de soi et de l’autre. 

Face à l’évocation des patients concernant leurs difficultés cognitives dont ils peuvent se plaindre (essentiellement mnésiques et attentionnelles), j’ai proposé récemment à certains la remédiation cognitive assistée par ordinateur. Cette remédiation implique « l’utilisation de programmes adaptés aux troubles des patients et validés scientifiquement, et dont la progressivité des exercices a été spécifiquement étudiée » (Franck, 2012).

Le principe de cette remédiation consiste à agir sur des fonctions altérées grâce à des exercices répétés de difficulté croissante à faire chez soi par le biais de l’ordinateur, et visant à stimuler activement les fonctions cognitives déficitaires. Elle est donc une activité d’entraînement cognitif permettant d’être plus attentif, de mieux mémoriser les choses, de résoudre des problèmes, et ce en complément du dispositif thérapeutique habituel.

Ainsi, à chaque consultation au cabinet, une partie de l’entretien est consacrée à une discussion qui porte sur les difficultés rencontrées lors de ces exercices réalisés chez eux. Cette remédiation constitue un support transférentiel qui convoque la relation thérapeutique et appelle l’utilisation de processus métacognitifs de haut niveau, tout en tenant compte du profil singulier de chaque patient. Elle encourage ainsi ces jeunes Hikikomori à parler d’eux, et consolide le lien thérapeutique avec le thérapeute.

Les retours des jeunes Hikikomori qui ont accepté de faire cette remédiation sont pour l’instant très encourageants. En effectuant les exercices sur ordinateur régulièrement chez eux, ils disent observer une amélioration attentionnelle et portent un regard différent sur eux-mêmes.  Un meilleur fonctionnement cognitif entretient la motivation de la personne Hikikomori pour son propre changement, favorisant ainsi ses liens sociaux et familiaux et renforçant son estime de soi. 

Référence

Franck, N. (2012). Remédiation cognitive. Issy-les-Moulineaux : Elsevier Masson. 328 p.