décembre 2022

Le Hikikomori et ses paradoxes. MJ Guedj

Comment peut-on être hikikomori, comment peut-on être enfermé, ne pas voir le jour et la nuit, ne pas parler, ne pas imaginer l’avenir ? Comment peut-on laisser de côté le jugement des autres, la rivalité ?

Mais aussi comment peut-on aujourd’hui ne pas être hikikomori, enfermé. Il est si facile de parler avec le monde entier à toute heure du jour et de la nuit, d’avoir la sensation de mieux comprendre le monde, de ne pas s’encombrer des détails trop proches, rebattus depuis toujours dans le cercle de la famille, des amis, du voisinage ?

Les Japonais ont imaginé la catégorie des hikikomori-like (comme les hikikomoris ou qui aiment les hikikomoris ?) ou des sympathisants-hikikomori. Certains ont pensé que c’était la dernière étape avant de s’enfermer, à moins que ce ne soit la sympathie romantique pour ceux qui ont choisi, qui ont subi le fait de s’enfermer ?

Qui n’a souhaité, dans des moments de détresse, ou de surcharge, ou dans des moments de conflits et de tiraillements de toutes parts se sauver et rester seul, faire une pause, faire le point, attendre ?

Qui ne connaît l’histoire d’Extrême Orient du faiseur de pluie : on raconte que la sécheresse régnait, les paysans s’en inquiétaient et en souffraient, ils vont voir le faiseur de pluie, sa fonction est celle d’apporter la pluie. Mais le faiseur de pluie quitte le village et part dans la montagne, les paysans abandonnés sont furieux, pourtant peu après la pluie tombe. Le faiseur de pluie revient, il explique qu’il est parti pour faire la paix en lui-même, et cette harmonie retrouvée a donné l’harmonie au monde.

Le jeune hikikomori n’a pas de prétention sur l’Univers, au contraire, pourtant il s’enferme pour retrouver la paix. Il espère aussi qu’elle va se faire autour de lui. Si ce mot désigne en japonais une situation, les jeunes le perçoivent « ce n’est pas moi le problème, c’est tout le monde, mes parents, et pas seulement ». L’isolement pourrait-il redonner de l’harmonie à tout le monde ?

J’ai été choquée par l’intensité de cette souffrance partagée, du moins à certains moments, à d’autres, c’est comme s’ils avaient trouvé le Nirvana, pas de désir, pas de souffrance.

Quand la souffrance monte, à la suite d’un déséquilibre inopiné dans le corps, dans la famille, sur le Net, l’intensité atteint une rare violence. Parfois le jeune devient violent contre les objets ou en paroles. Dans notre expérience, très loin des 18% d’actes hétéro agressifs contre les parents rapportés dans certains articles japonais. Il se tourne aussi très rarement contre lui-même, et finalement le geste suicidaire reste un geste social, avec un message adressé aux autres, les proches, le socius, le jeune hikikomori n’est pas social. Pour citer un travail récent « ces disparus vivants qui ne voulaient pas mourir ».

Comment peut-on être aussi seul, dans sa chambre, même si elle est incluse dans la maison familiale ?

J’ai cherché dans la littérature pour comprendre. Il existe de très beaux textes sur l’emprisonnement, d’Oscar Wilde notamment, l’enfermement décidé par d’autres, décidé comme punition si toutefois la punition guérissait de la culpabilité. Le jeune hikikomori s’enferme lui-même et rien ne peut étancher sa soif de culpabilité. Dans la littérature il y a un fameux contre-exemple : le Voyage autour de ma chambre de Xavier de Maistre, enfermement et ostracisme punitifs là encore. Je note que ces deux références littéraires proviennent du 19e siècle, siècle du grand enfermement selon Foucault. La chambre de Xavier de Maistre est un univers rempli d’images, d’objets, de souvenirs, de potentialités de dialogues. Pour avoir vu nombre de chambres de hikikomori, elles finissent par être vides ou délaissées dans leur apparence, ou subissent l’entassement et l’incurie.

Avec toutes ces énigmes, le jeune hikikomori nous fait retour par des paradoxes. Paradoxe de la solitude impossible, des liens et communications planétaires, de la capacité amicale bien au-delà de nos petits mondes, des possibilités d’étendre sa connaissance à l’infini. Pourtant, pour reprendre un travail récent, tout cela c’est « vivre sans son propre corps » …