J’attends au bord de la mémoire ou
le « Pot au noir » à l’adolescence
Professeur Maurice Corcos
L’adolescence
est le passage plus ou moins périlleux du statut de l’enfant à celui de l’adulte, vécu comme une fin en soi, et qui dans le meilleur des cas est élaboré comme une transformation de l’individu dans une séquence, mort-gestation-renaissance… vers une fin pour l’autre.
L’enfant et c’est là tout l’enjeu, apprend à éprouver, qu’en formant et organisant ainsi une véritable relation interpersonnelle il échappera à l’angoisse de séparation, voire d’abandon et de mort, qui le hante à cet âge carrefour et charnière d’individuation – autonomisation et subjectivation.
L’adolescence c’est (grandire) grandir…
avec la contraction de champ qu’amène l’âge, l’espace tend à diminuer, tandis que le temps lui s’accélère… et il va falloir montrer… ce qu’on a « dans le cœur et dans le ventre ». C’est l’âge de l’amour et de la violence. Le temps sort de ses gonds et sa flèche (quelque peu affolée) tourne alors dans tous les sens, orientant ; la personne en devenir, homme ou femme ; aptes à procréer et tuer car désormais munis d’un potentiel agressif voire meurtrier actable (et à qui on demande qui plus est d’être sujet pensant, auteur de ses énoncés et de son énonciation) vers l’avenir tout en le ramenant au passé, rendant difficile voire inacceptable le temps présent.
Au sortir de l’enfance,
l’individu qui advient sujet devient autre… et s’il veut, poussé par la pression naturelle se distancier de son milieu originaire, aller plus loin et aimer ailleurs, il devra d’une manière ou d’une autre (effacement durant la transition-transformation métamorphose) accepter de disparaître tôt ou tard (en fait de tolérer le fantasme de la mort-enfant… soit que l’enfance le quitte plus que lui ne la quitte).
Sauf à adopter une conduite qui freine cette évolution en amputant ses possibilités de changement. Le temps présent devient alors un temps sans véritable mémoire et sans véritable désir-projet, et génère une inquiétante étrangeté, réveillant d’anciennes angoisses archaïques de chute dans l’absurde du non-sens ou du hors-sens.
C’est le « pot au noir » de Donald Wood Winnicott,
morosité au départ physiologique qui devient dysphorique, l’adolescent attendant « au bord de la mémoire » (Lautréamont), à l’écoute des échos ouatés de l’enfance, le vent qui le porterait, sous la forme d’une rencontre (un autre objet) qui le réenchanterait, ou d’une main ferme qui l’élèverait (Rimbaud). C’est un moment de régression nécessaire face à la menace d’un débordement d’excitation, réactivé par la puberté (né dans les interactions précoces) qui violente le sujet de l’intérieur, et dont l’intensité écrase la possibilité d’organiser un fantasme et a fortiori une représentation, avant de rebondir, sortir de soi-même et devenir autre. Mais à risque d’encalminage avec appauvrissement et retranchement par soustraction au monde, plutôt que progression et croissance par addition de soi aux autres. Et jusqu’à l’enfermement dans une entité close et inamovible ; Une torpeur spirituelle et émotionnelle, livrée par moment aux « répugnances » plus ou moins chérie, versant à terme dans l’apathie et l’acédie et jusqu’à l’aphanisis, qui (c’est à noter) protège les objets parentaux du sujet d’une violence potentielle, avant que de ne plus pouvoir, dans des moments de crise se contenir et se déverse alors à l’extérieur ou contre soi.
Le canot de l’enfance, pressent « cette mise sous vide » son devenir « Bateau ivre » chavire alors sous les vagues pubertaires.
« Le bateau évita sur son ancre sans un battement de ses voiles et s’immobilisa. La mer était haute, le vent était presque tombé et comme nous voulions descendre le fleuve, il n’y avait qu’à venir au lof et attendre que la marée tourne. La tamise s’ouvrait devant nous vers la mer comme au commencement d’un chemin d’eau sans fin (c’est nous qui soulignons) » ; Joseph Conrad ; Au cœur des ténèbres ; coll la Pléiade. Gallimard.
« La zone, où est venu s’arrêter ce trois-mâts encalminé, merveilleusement blanc, si blanc que c’est fou d’être aussi blanc, est immense et déserte. Il ne veut pas se rendre à l’évidence des variations du réel, le voici à force de ne pas se rendre, qu’il a abouti à un espace où plus rien ne bouge, où c’est depuis longtemps la mort de toute brise. Et pas de retour en arrière possible. (…) Dans le calme absolu, où pas une risée, jamais, ne passe, le trois-mâts vierge (c’est nous qui soulignons), qui ne cargue pas ses toiles immaculées, demeure préservé des souillures sous un irréprochable ciel de glace. » ; Henri Michaux ; « Chemins cherchés, chemins perdus transgression » ; Coll la Pléiade ; Tome I ; Gallimard.
Tout le travail de la psychothérapie
consistera à parer aux effets morbides à terme de cette conduite qui glace et emmure, protégeant mal des « souillures » en lui substituant le pouvoir d’une pensée plurielle et non univoque car nourrie d’un imaginaire retrouvé qui puisse combler le vide (une étoffe de pensée) et y percer une issue. Issue permettant de vivre (animé), plutôt que de simplement exister (organisé) dans une mécanique réglée qui a fini par prendre le pouvoir sur la personne assujettie. Car pensée et non solipsisme, laissant une place au hasard… à la contingence et à la surprise… soit à des bouffées d’oxygène salutaires à un huit-clos versant dans la logique de l’entropie négative… faute de l’oxygène du questionnement de l’autre.
Le temps qui s’est couvert… bientôt se lève… il est temps de vivre… d’apprendre la navigation et la nage.